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J'ai froid




Je presse le pas. Peut-être qu'ainsi je parviendrai à un peu me réchauffer. Cette année il a fait froid tôt. Nous sommes à peine en septembre et déjà les rigueurs de l'automne se font sentir.

Mes mains chargées de sacs me semblent devenir de la pierre. Il faut que je m'arrête ! Je lâche mes sacs sans trop m'empresser et porte mes mains à ma bouche. L'air chaud s'échappe des gants en longues effluves après avoir soulagé ma douleur. La nuit va tomber ; il faut que je me hâte.

Plus que deux cent mètres. Bientôt, il ne me reste plus que cinquante mètres. Puis en peu de temps, je suis devant la porte cochère. Je pose une nouvelle fois les cabas. Mais là je ressens un véritable soulagement. Je réalise que c’est là que s’arrêtent mes galères. A cette porte que je laisse mes soucis de domicile. Je contemple le reflet de mon être dans la glace. J’ai cette impression de transpercer mon âme, de plonger dans le passé de cette personne qu’il me semble ne plus connaître. Car oui, je l’ai oublié, mais autrefois je n’étais pas ainsi…


Autrefois j’étais mariée. Autrefois j’avais une maison dans laquelle il faisait chaud et bon vivre. Un cocon plein de vie : un havre de paix. Autrefois… J’étais heureuse. Ce n’est pas que je ne le suis pas aujourd’hui. Mais en toute vérité je ne tiens qu'à un fil : je risque à tout moment de vaciller… Quoi vaciller ? Je me ressaisis ! Moi vaciller ? C’est vrai que la vie ne m’a pas épagnée, mais dans le nom de Jésus jamais je ne vacillerai. Mais je m’égare. Je dois me souvenir.

Avant j’avais un mari. Jusqu’au jour où il a fallu abandonner cette vie. Nous avons divorcé. Toutefois je gardais le secret espoir que nous reviendrions ensemble. Mais cela ne s’est jamais fait et depuis… Un temps j’ai cru que la vie serait plus simple au Pays. J’avais soulevé mes bagages et deux de mes enfants pour aller vivre là-bas. Mais ça ce n’était pas moi. Je ne pouvais me résigner à vivre loin de mes enfants. Mon cœur de mère soupirait après leur présence, leur sourire, leur essence. Lorsque mon ex a payé les billets pour que nous venions passer les grandes vacances en France j’en ai profité pour rester. Que pouvait-il me faire de toute façon ? J’étais française : personne ne pouvait me vider de cette terre.

À cette époque, j’ai sincèrement pensé que tout allait s’arranger. Ma famille était enfin réunie. Mais mes espoirs furent déçus. La maison devint très vite trop petite pour mon ex-mari et moi. Je devais une nouvelle fois partir. Je trouvais une petite chambre dans la ville voisine et visitais le plus souvent mes enfants… Et il y a eu…

Le reflet. Les traits de mon reflet se tendent. Des larmes viennent perler à la naissance de mes yeux. Non ! Je te l’interdis ! Tu ne vas pas pleurer !

Je ne pleure pas et pense encore. Je me souviens de mon premier appartement. C’était providentiel. Il était merveilleux pour moi. Je me jetais à corps perdu dans les travaux de cette HLM. Elle devait être pimpante pour accueillir mes enfants. Je l’habillai de papier peint, achetai mes premiers meubles. Mes premiers meubles… J’ai vécu là-bas huit ans. J’y ai été heureuse, malgré l’humilité de cette maison. C’était ma maison. Les prémices de ma conquête de la France.

Un matin comme un autre, on a frappé à la porte. J’ai ouvert. Je suis tombée, interloquée, devant une délégation qui n’augurait rien de bon. Mes enfants et moi avions trente minutes pour ramasser nos affaires et quitter “les lieux.” Les lieux ? Mais ce n’était pas un endroit que nous ne connaissions pas. Ma vie était dans cet appartement. Et on me chassait manu militari. C’est ainsi que j’ai atterri dans un hôtel miteux à Rosny-sous-Bois, avant d’échouer à Porte de Montreuil, puis dans la rue, une fois que tous les recours sociaux furent épuisés.


Il m’arrivait de recevoir de l’aide de quelques amis. On m’hébergea à droite à gauche. J’étais devenue la pestiférée. La personne dont on parlait à demi-mot. L’oiseau tombé du nid que personne ne souhaitait ramasser. On me plaignait, m’assurait que Dieu viendrait à mon aide. On me souriait et m’abandonnait.

Je finis par dormir dans ma voiture. A qui aurais-je pu raconter cela ? Mes enfants ? Lequel d’entre eux pouvait m’aider. Je préférai passer sous silence mes tribulations. Il s’agissait de ma croix et, qui plus est, je n’étais pas seule à la porter. Vous savez pourquoi je ne peux pas m'effondrer ? Parce qu’à chaque instant je n’ai jamais douté qu’Il était avec moi.

Il y a bien eu cette nuit où il était évident que j’allais dormir dans ma voiture. Où j’avais tellement froid que je me sentais sortir de mon corps. Cette nuit, je le reconnais, j’ai pleuré. J’étais seule ! Je n’avais jamais connu une telle solitude. Moi, mère de cinq enfants, aînée d’une fratrie de huit enfants, je n’avais jamais connu la solitude. Cette nuit-là j’ai crié à Dieu. Je lui ai dit combien je me sentais mal et combien cette situation me heurtait au plus profond de mon âme. Je lui ai tout balancé : de cette injustice dont j’avais été victime à 10 ans à cette situation que je ne comprenais pas. Je lui ai demandé pourquoi il m’avait abandonnée.

Ce soir-là je n’ai eu aucune réponse, ni même tous les autres jours. Mais une chose s’est passée. J’ai pleuré aux pieds de mon Père. J’avais foi qu’il m’entendait et était auprès de moi. J’ai longtemps pleuré. J’ai laissé sortir toute la rage et l’incompréhension qui pouvaient m’éloigner de Dieu.

Cette nuit-là, je me suis endormie au chaud. Après ce temps passé avec Dieu, je n’avais plus froid. Le lendemain, une connaissance m’appela pour occuper un bureau qu’il louait en petite couronne parisienne. Je bénissais Dieu. Je bénissais Dieu parce qu’Il ne m’avait jamais abandonnée et qu’il conduisait les choses pour ma restauration. Quelques temps après, une autre connaissance me proposa une location dans le 10e. C’était sous les toits, le type de logement qui se méritait après la longue ascension de marches déformées et glissantes. Mais peu m’importait. Là où d’autres voyaient une miteuse chambre de bonne, moi je voyais le chemin que Dieu traçait vers un avenir radieux.

Et j’avais raison. Je me répète ces mots en fixant mon reflet. Ces épreuves m’ont fait grandir et ont produit en moi un fruit d’une saveur inestimable : une louange et une adoration authentique. Je souris à moi-même. Je saisis mes cabas qui contiennent mes premiers effets. Aujourd’hui, je déménage. Je quitte ma chambre de bonne, cette même chambre de bonne qui domine Paris, pour entrer dans l’appartement de ma fille. Certes cet appartement n’est pas à mon nom, mais je crois que c’est le début d’une histoire plus grande et plus glorieuse encore qui me permettra de connaître la bonté de Dieu sous un jour nouveau.

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