Plus jamais seule
Le ciel de Paris pesait sur mon moral aujourd’hui. Je me sentais couler dans un bain de plomb et plus le temps passait, plus j’avais l’impression que je ne parviendrai pas à me relever. Il fallait que je me réveille. Marco était parti depuis longtemps. Moi je n’avais pas grand chose à faire. C’était mon jour off. Une éternité que ce n’était pas arrivé, alors je tenais à profiter de ce matin où je n’avais pas à me presser.
Je me levais finalement et allais, tel un zombie, péniblement jusqu’à la cuisine. La pièce sur-encombrée comme dans l’émission à la con de la Japonaise me narguait. Moi j’en ai rien à cirer d’elle ! Elle est sale, elle est sale. Je n’ai pas que ça à faire, me scandalisais-je en me servant une tasse de café froid. Je savais pertinemment que cela ne me faisait pas de bien, mais ça faisait un mois que le four micro-onde était en panne et je n’avais aucune envie de relancer la cafetière. Je préférais déjeuner rapidement et après un brin de toilette quitter cet apart’ miteux qui me sortait par les trous des yeux.
Je savais bien quel était le problème avec ce lieu, mais pas question non plus d’affronter des questions dont les réponses ne me plairaient pas. En l’espace de quelques secondes je m’étais établi un emploi du temps. J’avais trois cent euros à dépenser. J’allais passer une petite après-midi de glandouille à Châtelet et terminer ma journée à la terrasse d’un café avant de rentrer pour commencer ma journée aux alentours de onze heures.
Les abords du forum étaient encore plus tristounets. La pluie harcelaient les rares passants qui s’aventuraient dans les rues. Mais où était passée la population grouillante de Paris, les touristes, les Roms à la recherche de pigeons et les jeunes branchés ou désœuvrés en quête de divertissement ? Je me posais cette question mais en vrai j’en avais rien à cirer de la réponse.
Dans le forum, il n’était pas aisé de cheminer. Elle était là toute la population grouillante de Paris. Et ça me soûlait. Je me frayais un chemin jusqu’à Mango et errais à l’intérieur à la recherche de quelques tenues intéressantes. J’en trouvais deux qui me plaisaient : une magnifique robe de soirée en sequin et un tailleur. La queue était si longue qu’un temps je me suis dit que je pouvais m’en passer de ces fringues. J’étais certaine que je pouvais en trouver des plus belles chez Morgan, mais un autre jour, parce que là j’étais au bout de ma vie.
J’arrivais enfin à la caisse. Face à une noire tellement insupportable que je me demandais si je n’étais pas un peu maudite aujourd’hui. Mais je ne savais pas encore je n’étais qu’au début de mon calvaire.
150 euros ! J’ouvrais mon sac à la recherche de mon portefeuille. Et… Il n’y avait rien. On m’avait volé. Il n’y avait plus rien. Je pétais un câble et me faisais vider par la vendeuse. Là j’étais vraiment au bout de ma vie. Je ne me voyais pas aller au poste de police pour me plaindre d’avoir été volée. Les flics et moi ça ne pouvait pas faire bon ménage. Je me dirigeais donc vers le RER pour rentrer bredouille chez moi. Aux valideurs j’attendais à la recherche d’une bonne âme qui veuille bien me laisser passer après elle et c’est là qu’arriva une chose étrange.
Je prenais ma plus belle voix pour demander à une dame si je pouvais passer derrière elle. Elle me regarda de haut en bas avec ce regard de dégoût que je détestais. Elle me répondit qu’elle ne payait pas une option plus sur son pass navigo et qu’il n’était pas question qu’elle me fasse passer moi la fraudeuse. Je vous jure que j’étais sur le point de la frapper, mais à l’instant même où je levais ma main, je vis un regard familier.
- Clémentine, dit-elle alors. J’étais totalement désarmée. Ça faisait des années que je n’avais pas entendu ce prénom. J’étais devenue il y a longtemps Jennifer.
Ce visage, c’était celui de Cécile Colville. C’était la seule personne de mon passé que je pouvais accepte de voir. La seule personne qui m’avait témoigner de la bienveillance.
- Qu’est-ce que tu deviens ? Tu as totalement disparu, regretta-t-elle en m’éloignant de la dame qui cherchait à en découdre. Vous permettez, dit-elle en guise d’excuses et la dame dû bien se résoudre à nous regarder partir.
Je ne pouvais pas lui expliquer que j’avais trouvé une activité plus lucrative que poursuivre ma scolarité. Cette Cécile était la gentillesse incarnée et je ne me voyais pas lui étaler ma vie. Pourtant quand elle me proposa devant mon silence de m’inviter à boire un verre dans un café, je la suivais. C’est peut-être l’envie d’avoir enfin une vraie compagnie qui me poussa à accepter sa proposition.
Sur le chemin, elle me posa de nombreuses questions. Je ne comprenais pas comment une personne pouvait avoir autant d’enthousiasme en elle. Quand elle comprit que je n’étais pas très décidée à parler, elle ne se découragea pas. Elle me donna de ses nouvelles. Elle avait eu son brevet, ainsi que son bac. Elle était actuellement en première année de droit. Ses projets étaient tous plus beaux les uns que les autres. Je ne pouvais que me réjouir pour elle.
Attablée, nous prenions commande. Ce fut un panaché pour elle et un Sex on the beach pour moi. Oui même à trois heures de l’après-midi.
La vie est étrange parfois, non ? Il est des choses que nous refusons de voir. Il nous est impossible d’affronter notre propre incapacité ; de reconnaître nos propres limites. J’avais un avenir autrefois. J’étais une fille pleine de promesse. Peut-être que si je n’avais pas eu ce tempérament, j’aurais apprécié la rencontrer Cécile. J’aurais pu lui répondre et lui dire que moi je m’étais inscrite en lettres et que j’étais devenue une jeune femme belle et intelligente.
Moi j’avais fait un autre choix de carrière. J’avais choisi de devenir autre chose : ces personnes qu’on ne voyait plus, dont on ne prononçait plus le nom. Ça n’avait rien à voir avec Voldemort. Non moi on ne me craignait pas. Je n’étais qu’une raclure. Par contre oui on craignait que la pomme pourrie que j’étais n’aie contaminé les autres fruits du panier.
Comment aurais-je pu contaminer une fille comme Cécile. Sa douceur et sa bienveillance était digne d’une légende. Je ne comprenais pas comment la terre pouvait porter une personne comme elle. Elle constituait une véritable énigme pour moi.
-Comment tu fais pour être comme ça, lui demandais-je de but en blanc.
Elle me regarda étonnée. Je la regardais tout autant.
- Tu sais très bien ce que je suis devenue alors pourquoi tu es comme ça ? Pourquoi tu ne peux pas t’empêcher d’être gentille avec moi ? Pourquoi tu perds ton temps avec moi ?
Cécile joignit ses deux mains et posa son menton dessus.
- Quand je suis entrée en sixième, toi tu étais déjà en cinquième. Tu faisais partie des filles populaires. Mais tu n’étais pas du tout comme Hélène et Sybille. Toi tu étais pleine de gentillesse.
Elle eut un petit rire avant de reprendre.
- J’ai été harcelée en sixième et j’ai vraiment cru que je n’allais pas m’en sortir. Mais un jour, alors que j’étais au fond du trou, toi tu m’as souri et tu m’as donné un mouchoir sans me juger. Ça m’a touchée.
- Et alors, l’interrompais-je sèchement.
- Et alors c’est vrai que je sais que tu te prostitues, reprit-elle. Mais moi je n’ai pas appris à juger les gens par rapport à leurs erreurs.
Je n’étais pas prête à entendre ce mot. Franchement moi je ne l’avais jamais vu comme ça. Je savais bien que ce n’était pas des choses qui se faisaient, mais j’avais surtout vu ça comme un échange de bons procédés. Ce n’était que lorsque mon père m’avait fichue dehors que j’avais compris que j’étais dans la mouise. Mais là c’était déjà trop tard. Et c’est ainsi que j’avais dès l’âge de quinze ans fait irruption dans le monde des invisibles.
- Eh ben… laissais-je échapper étonnée.
- Pourquoi penses-tu que je perds mon temps avec toi, me demanda-t-elle alors. Je pense que tu dois vraiment réfléchir à la réponse que tu vas me donner parce que soit tu l’as dit parce que tu ne désires pas changer de vie alors ça ne sert à rien que je cherche à parler avec toi. Ou alors, reprit-elle après un bref arrêt, tu es persuadée que je perds mon temps parce que tu es tombée si bas et tu crois qu’il n’est plus possible que tu t’en sortes.
Ses yeux dorés étaient fixés sur moi et j’en sentais un immense malaise. Je tentais de réfléchir, mais au-dedans de moi, quelque chose se moquait de moi. Je savais déjà ce que je voulais répondre. Et elle avait raison, je ne voyais pour moi aucune issue. J’éclatais en sanglots.
J’aimerais vous dire qu’après cette rencontre avec Cécile j’ai changé de vie. En un sens, j’ai pris conscience de ce désir que j’avais enfoui en moi. Cette rencontre a été le commencement d’un long cheminement. Cécile a été un soutien exceptionnel. Elle m’a aidée dans les nombreuses démarches que j’ai eu à faire. J’ai quitté Marco trois mois après. Ça ne pouvait plus coller entre lui et moi. Cela faisait plusieurs semaines que je ne travaillais plus et la situation avec lui était devenue trop tendue. C’est ainsi que je me suis retrouvée à partager la vie des Colville.
Au début, j’étais un peu gênée. Je n'avais plus vécu en famille depuis des années. C’était étrange d'occuper à nouveau une chambre. D'autant plus qu'elle était restée comme figée dans le temps, avec les poster de footballeurs du grand frère de Cécile, depuis expatrié au Japon.
La famille Colville était engagée dans une association d'aide aux femmes battues. Bien que je n'aie jamais été dans ce cas, ils estimèrent que je pouvais bénéficier de leur dispositif. C'est ainsi que j'intégrais une formation diplômante. Il m’a fallu beaucoup de temps et de courage, mais j'y parvenais au bout de plusieurs mois.
L'aide des Colville fut déterminante. Avec eux je me sentais bien : aimée, spéciale, unique et précieuse. Je me reconstruisais lentement. Cécile était ma marraine. Elle veillait sur moi avec beaucoup de tendresse.
Je m'interroge souvent sur la raison pour laquelle les Colville ont ainsi agi envers moi. Est-ce la gentillesse ? J'ai vécu avec eux une année avant d'obtenir une place en foyer jeune adulte. J'ai eu le temps de les observer et de comprendre que c'était bien plus que ça.
Il y avait en eux un tel amour et une tel dévouement à leur prochain. Je les assistais dans tout ce qu'ils faisaient, imaginant que c'était ainsi que je les rembourserais pour tout ce qu'ils avaient fait pour moi. J'avais bien tort.
Ils n'avaient pas de secret. Ou du moins je connaissais déjà ce Dieu au nom duquel ils assuraient être obligés de m'aider. Pourtant c'était à cause de ce même Dieu que j'avais été mise à la porte sept ans plus tôt. Accepter de le laisser faire une nouvelle fois irruption dans ma vie me dérangeait. Mais à mesure que je passais du temps avec eux je ne pouvais pas nier que leur Jésus était très différent de celui dont on m'avait parlé enfant.
Je refusais longtemps de l'accepter. En fait je ne comprenais pas pourquoi l'amour qui irradiait des Colville n'était pas présent dans le cœur de mes parents. Et cette question ne me laissait pas en paix. J'y pensais sans cesse ; et je devais avoir une réponse. Un jour, sans en informer Cécile je suis allée les voir. Je devais comprendre pourquoi j'avais été frappée en plein cœur alors qu'ils détenaient la solution à mes angoisses.
C'est mon père qui a ouvert la porte. Lui le pasteur bardé de diplômes, il ne m'a même pas dit bonjour. Il m'a de suite demandé ce que je voulais après m’avoir prévenue qu'il n'avait pas d'argent à me donner. Moi, sa benjamine... Je n'avais aucune valeur à ses yeux. J'étais soudainement rassurée. Ce n'était donc pas moi le problème.
Ce jour-là j'ai pardonné mon père pour ce qu'il m'avait fait et je lui ai promis que je m'en sortirais. Non parce que je devais lui prouver qu’il avait eu tort, mais parce que Dieu m'avait fait une faveur et que j'ai de la valeur à ses yeux. C'était là tout la différence.
J'ai quitté une deuxième fois la maison de mes parents. Mais cette fois je la quittais la tête haute et sauvée.
Seule, marchant dans la rue, je ne peux m'empêcher de pleurer. Ma vie a changé. Je ne mérite pas une deuxième chance et pourtant je l'ai eue. J'ai cette assurance que où que j'aille, à partir d'aujourd'hui je ne serai plus jamais seule.
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