Songes
“Après cela, je répandrai mon esprit sur toute chaire ;
Vos fils et vos filles prophétiseront,
Vos vieillards auront des songes,
Et vos jeunes gens des visions.”
Joël 2:28 LSG
Les poussières du désert ont une nouvelle fois élu domicile chez nous. Je n’en tiens même pas compte. Je soupire et entre. De toute manière cela ne changera pas. Rien ne change ici. Tout est sec et envahissant. Je n’en peux plus.
Dans la tente, juste des couches sommaires à même le sol. Que pouvions-nous emporter avec nous ? Tout juste ai-je eu le temps de prendre nos papiers. C’est tout ce que nous avons de plus précieux m’avait dit Bassem. Moi, je n’avais jamais connu autre chose que l’opulence et les matins radieux où il ne suffisait que d’un geste de la main pour que je fus habillée et parée de lumière. J’étais une enfant bénie.
Bassem, je l’avais aimé malgré son extraction. Mon père ne parlait jamais autrement de ceux qui n’avaient pas la même aisance que lui. Il avait vu d’un très mauvais œil sa demande en mariage. Mais il avait tout de même accepté. J’étais une fille, qui plus est sa septième et avant-dernier enfant. Ce fut un soulagement somme toute de laisser partir sa fille avec un homme qui malgré tout était honorable. Bassem avait pour lui le mérite d’avoir travaillé dur depuis l’âge de douze ans. Il subvenait aux besoins de ses parents aveugles. Il était un homme admirable, le type d’homme que la Syrie aimait et encensait. Son seul tort fut de ne pas être entré dans l’armée. En général qu’il était, mon père ne manquait pas à chaque rencontre de le lui rappeler. Mais il le respectait. Oui il le respectait car il savait que demain Bassem, par la force de ses mains, se hisserait en haut de la société Syrienne. Pour cela il le respectait.
Mais les projets de mon père furent contrariés. Qui sait de quoi sont faits nos lendemains. Pour nous ce fut la guerre et le chaos. Mon père et trois de mes frères moururent à trois semaines d’intervalle. Nous étions dépourvus de protection. En l’espace d’un mois je perdis tout : la tendresse d’un père et l’amour de ma mère qui ne survécut pas au chagrin.
Les rebelles étaient aux portes de notre ville. Leur avancée spectaculaire inquiétait Bassem. Il avait entendu tant de choses à leur sujet… Nous en avions tous entendues. Il était persuadé qu’il perdrait tout dans cette affaire. Alors il décida que nous allions fuir. Il n’attendrait pas la débâcle de l’armée : en pleine nuit, il me réveilla et me donna la mission de réveiller nos enfants. Nous en avions trois que nous avions fait en tir groupé : cinq, trois et un an et demi. J’attendais le dernier, j’en étais sûre.
Cette nuit ne semblait pas maudite. Pourtant… C’était une nuit sans lune. Les étoiles constellaient le ciel comme des millions de diamants qu’il suffisait de cueillir tant elles semblaient proches. Les enfants s’en émerveillaient. Ils étaient scotchés aux vitres de la voiture. Leur concerto d’admiration brisait mon coeur car je savais qu’ils laissaient derrière eux leurs grands-parents qui avaient catégoriquement refusé de partir, leurs amis, un avenir confortable, la terre qui les avaient vus naître, leur enfance. Nous ne serions plus jamais les mêmes.
Nous étions des réfugiés. Nous avons été ballotés de camps en camps. Cela fait quatre ans que nous avons quitté la Syrie et nous vivons des aides internationales : pour ainsi dire, de rien.
Je me laisse tomber sur le sol qui nous sert de lit et médite. A quel moment me suis-je trompée ? Qu’ais-je fait de mal ? Je maudis Bassem et la nuit qui nous a vu abandonner notre vie. Et à mesure que ces pensées, noires, m’envahissent, je me sens devenir ombre parmi les ombres. Je ne vois plus d’espoir pour mes enfants ; pour moi. Les larmes viennent à mes yeux sans. Je ne peux pas les arrêter. Je pleure ainsi un temps qui me semble être une éternité et finis par m’endormir.
La poussière emplit ma bouche. J’ai beau expulser le sable, mais il en revient toujours. Je le sens cristalliser à la commissure de mes lèvres et maculer mon visage. Je le nettoie frénétiquement, mais rien y fait. Je tombe à genoux, à la limite de l’hypoxie. Mes forces m’abandonnent. C’est donc ainsi que je pars ? Laissez-moi une dernière fois saisir ma Rim et sentir le parfum enivrant de ses cheveux de fillette. Permettez-moi d’admirer une dernière fois les yeux de mes vaillants garçons. Mon Bassem…
Soudain, une lumière m’éblouit. La silhouette d’un homme s’y découpe. Vient-il à mon secours ? Peut-il m’aider ? Je lève difficilement la main vers lui, mais mon appel à l’aide ne résonne pas. Mes paupières sont lourdes, si lourdes. Je m’évanouis et m’éveille en sursaut.
La tente grouille de vie. Je ne suis donc pas morte. Je regarde autour de moi, l’air hébété. Farès, Badr, Rim et Skander chahutent. Dehors, la nuit est totale. Bassem, mon doux Bassem, finalise son humble repas. Il m’accueille d’un sourire, je le récompense d'une caresse. Mais il ne lui échappe pas que je suis ailleurs. Je suis restée dans ce lieu étrange où j'ai manqué de m'étouffer.
Je ne le savais pas encore, mais l'homme éblouissant viendrait me rencontrer toutes les nuits pendant une semaine. Je ne connaissais pas son nom, mais sa présence me réconforterait. Il me parlerait de tant de choses, de tant de mystères… Le troisième jour je partagerai cette nouvelle à Bassem qui m'avouerait voir lui aussi le même homme. Il lui avait expliqué que dans peu de temps il viendrait à nous et changerait nos vies. Nous restions tous les deux interdits, mais comment pouvions-nous tous deux rêver de la même personne ?
La septième nuit, nous avons fait tous deux le même rêve. Mais était-ce vraiment un songe ? Cela ne devait-il pas rester du domaine de l'irréel ? Mais là… Cela dépassait notre intelligence. Pourtant, nous étions conquis et avons parlé de l'homme éblouissant à nos enfants, à nos voisins et à tous ceux qui ont bien voulu nous écouter.
Bientôt, notre communauté devint si importante que notre petite tente ne pouvait plus nous contenir. D’un commun accord, nous constituâmes quatre secteurs dans lesquels Bassem et moi enseignions une fois par semaine. Les enfants nous accompagnaient à toutes les réunions et rendaient toutes sortes de services. Ils étaient un véritable secours pour nous, depuis un an.
L’heure de la réunion est bientôt arrivée. Je ne sais pas pourquoi ce matin, je ressens le besoin d’aller chercher de l’eau. Pourtant je n’en ai aucun besoin. Mais je n’en tiens pas compte. J’ai appris à comprendre ce type d’inspiration et à ne pas résister. Rim et ses poupées de chiffon ont décidé de me prêter main forte. Je les accueille avec un rire bienveillant. Nous nous engouffrons toute les quatre dans l’agitation du camp.
Plus que quelques mètres pour y arriver….
- Zahra, entends-je dans mon dos. Je me retourne. Une femme aux cheveux couleur de feu et une autre comme moi viennent à ma rencontre. Elles portent le tee-shirt d’une ONG que je n’ai jamais vue. Leur logo est étrange est-ce un œil ou un poisson ? Elle me parle dans une langue que je ne comprends pas. L’autre femme traduit ses mots, mais je sais déjà ce qu’elle a à me dire. L’Esprit vient de me l’apprendre.
Zahra, je suis ton Dieu. Ne crains rien et ne t’inquiète pas car je suis avec toi.