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Ténèbres


Je tâtonne pour essayer de trouver mes lunettes. Je prie de toutes mes forces que l’heure n’est pas encore arrivée, que j’ai un peu de temps… Elles sont là ! Je les sens, froides, sous mes mains tremblantes. Je les ouvre, les porte à mon visage, ouvre les yeux, ferme les yeux, mais c’est désespérément la même chose : je suis dans les ténèbres.


Je reste interdite. Je repense à ces quatre derniers mois. Cela faisait un mois et demi que je n’allais plus à l’école. Je n’y voyais plus grand chose avec mes loupes. Épuisée par les moqueries des autres j’avais décidé de ne plus me donner la peine de franchir le pas de ma porte.

Au début, cela avait été cool de ne plus subir la pression des réveils aux aurores et de la dizaine de kilomètres à vélo à faire pour joindre l’école. Je me sentais libre ! D’autant plus qu’on ne me dérangeait pas. J’étais l'handicapée. Celle dont on ne savait que faire. Celle qu’il ne fallait pas bousculer. Celle qui, pensaient-ils, allait se briser. On me traitait comme une petite chose faible. Moi je savais bien que j’étais capable d’en faire bien plus que me la couler douce. Mais ça m’allait comme ça. On ne me demandait même pas d’aider en cuisine : mes journées étaient véritablement vides.

Je vivais d’ennui et de citronnade (ma mère était certaine que le citron changerait le diagnostic) jusqu’à cette soirée d’août. L’air chaud et humide nous apportait les embruns de la mousson. Il avait plu depuis trois jours sans interruption ; mais les villageois s’étaient tout de même pressés dans la grange de monsieur Wang pour écouter le visiteur. On disait à demi-mot de lui que le Dieu qu’il prêchait guérissait les malades. Il n’avait rien à voir avec Bouddha et il aimait d’un amour parfait.

On me traîna de force à cette réunion secrète. Je prétextais bien que je ne m’en sentais pas la force, mais on ne me laissa pas le choix. Je devais rencontrer ce Dieu qui prouvait son amour en mourant sur une croix.

Contre toute attente je fus touchée. Je recevais le Christ et devenais une nouvelle créature. Je sentais une paix intense en moi. Plus rien ne me faisait peur. J’avais confiance que tout irait bien. Je ne pensais même pas à demander la prière au pasteur à la fin de la réunion. Mes parents eux ne l’oublièrent pas. Ils me traînèrent une nouvelle fois jusqu’au pasteur. A cette époque, je ne voyais plus grand chose. Mes yeux étaient un perpétuel sujet d’inquiétude pour mes parents. 

L’inquiétude se cristallisait en un seul mot : aveugle. Comment en étais-je arrivée là ? Tout a commencé un jour de neige en plein été. Sauf que j’étais la seule à voir la neige. Cette étrangeté s’était accompagnée de terribles maux de tête. Le charlatan de médecin de la ville avait délesté mes parents d’une fortune pour les loupes qui m’avaient inspiré à quitter l’école. À vrai dire à partir du moment où j’avais su que mes yeux devaient se faire la malle je n’avais plus vu l’intérêt d’y mettre les pieds. Et c’est ainsi que j’étais devenue une professionnelle du binge-pantouflage.

Le Pasteur pria avec une ferveur terrible. Il appuyait sans cesse sur ma tête avec une main ferme et parlait un langage qui m'était incompréhensible… J'étais perplexe. Au bout de cinq minutes, il me fit asseoir et me parla avec une douceur qui dénotait avec l'ardeur des précédentes minutes. 

Il m'assura que j'allais être un instrument puissant de Dieu et que je ne devais pas m'inquiéter de mon sort. Dieu m'aimait d'un amour immense, mais, malgré tout, il ne guérirait jamais mes yeux. Cette nouvelle remplit mes parents de chagrin. Je sentais leur tristesse et elle me rendait folle. J'avais davantage mal pour eux que pour moi. À vrai dire je m'étais depuis longtemps fait une raison. Il y avait en mon coeur cette rumeur qu'effectivement, je ne verrai plus. 

C'était donc cela les ténèbres. Ça ressemblait à ça de ne rien voir. Je m'allongeais et les mains posées sur ma poitrine je réfléchis. J'entendais ma respiration lente et régulière, les battements de mon cœur. Je découvrais un monde nouveau auquel je n'avais jamais prêté attention. Et au milieu de tout cet univers Il était là. Sa présence était manifeste. Je ne pouvais pas me l'expliquer, mais mon être entier Le reconnaissait. Je restais un long moment avec Lui ; j'écoutais tout ce qu'Il avait à me dire. Et c'était merveilleux ! Il était véritablement incomparable. 

Ma mère vint subitement dans la chambre. Elle s'inquiétait de ne pas me voir pour le petit-déjeuner. Je n'en avais pas pris conscience, mais j'avais passé près de deux heures dans la présence de Dieu. Je lui expliquais ce qui m'était arrivé et finissais par lui annoncer que je ne voyais plus. Elle pleura. Elle pleura durant un long moment et rien de ce que je pus lui dire ne la consola. Mon père, qui était aux champs en fut informé de suite. Sa réaction ne fut pas bien différente de celle de ma mère. Ils étaient dévastés et refusèrent toute la semaine de s'adresser à Dieu. Ils se croyaient frappés de malédiction. 

Face à tant de tristesse je restais silencieuse. J'avais l'assurance qu'ils comprendraient un jour. Le dimanche qui suivit je les traînais de force à l'église. La grange de monsieur Wang avait été désertée. Les villageois, mes voisins, ces hommes et ces femmes qui m'avaient vue grandir restaient interdits. Quel était ce Dieu qui frappait une jeune fille de quatorze ans ainsi…

Monsieur Wang lui-même éprouvé, ne sut comment nous recevoir. Mes parents le saluèrent froidement. Lui me prit dans ses bras et me félicita de ne pas abandonner la main de Dieu malgré tout. Mes parents m'installèrent, le culte commença. Il y avait ces paroles qui revenaient sans cesse dans mon cœur. Elles étaient un réconfort pour mon âme et mon cœur. Dès que je le pus j'élevai la voix. La grange qui était plus tôt remplie du brouhaha des prières spontanées était dorénavant silencieuse. 

Il était là. Aussi présent que le jour où je n'ai plus vu. Ma mère a côté de moi, tomba à genoux. Je l'entendais pleurer à chaudes larmes. D’autres comme elle, ainsi que mon père furent transportés dans la présence du Dieu vivant, ce jour-là. Depuis ce jour, Dieu m’inspire des hymnes que l’on écrit et transpose pour moi. 

Je ne vois pas, certes, mais dans cette vallée de ténèbres que je traverse je ne crains pas car Il est avec moi.

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